David Simard, Documentariste David Simard, Documentariste
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Anicet, apiculteur

« Il s'agit de faire
l'expérience de l'abîme
de son existence
et de son ancrage
dans un monde céleste
au-delà de l'horizon. »

H. Gaßner sur le Voyageur
au-dessus de la mer de nuages
29|10|2019 Écrit par
David Simard

26 juillet 2018, 11 heures 28 minutes. Je suis dans le trafic en pleine canicule. Maude Chauvin m’appelle et, fidèle à elle-même, va droit au but :

« On start un nouveau projet. On part à l’aventure tourner un vidéo comme avant, mais mille fois mieux, avec du sublime, un terroir pis un casting de fou. Ça te tente?

– Ben oui!

– Philippe Toupin, ça lui tenterait d’embarquer avec nous? »

Ça tombe bien : il dit jamais non Phil.

Pour ceux qui se le demandent, moi aussi je réponds toujours oui à des demandes pareilles, mais disons qu’avec Maude pis son talent, l’intervalle entre la question et la réponse se mesure généralement en nanosecondes. 

« À qui tu penses comme protagoniste, Maude?

– Anicet Desrochers, tu le connais?

– Non, je vais faire mes recherches. »

Je raccroche. Je pitonne un peu, tombe sur le site des Miels d’Anicet et découvre une première fois l’homme qui est éleveur d’abeilles, un métier à rendre jaloux n’importe qui. Je rappelle Maude aussitôt.

« Maaaaude! On prend tout de suite rendez-vous avec ce demi-dieu s’il te plaît! »

Dans la vie, il y a des gens qui ont un nom qui marque, un nom qui rappelle l’histoire avec un grand H. Anicet, comme dans le premier roman d’Aragon? Est-ce un hommage de son père à l’avant-garde? Ou est-il poète, ou philosophe? Son fils veut-il partir en Afrique et devenir marchand d’armes? Anicet, dit l’invincible dans l’temps de Périclès.

28 août 2018, 18 heures. Départ vers Mont-Laurier où on dort à l’hôtel.

29 août 2018. 4 heures et demi. C’est le grand jour. Nous parcourons en pleine noirceur les routes vallonnées des Hautes-Laurentides vers notre destination. L’atmosphère est étrange. Seuls sur la route, les yeux encore bouffis de sommeil, on regarde les nuages de brouillard qui s’étiolent en basse altitude comme dans les films d’horreur. Notre objectif? Tourner le plus beau des paysages où butinent les abeilles pendant qu’Anicet dort encore. Arrivés sur place, nous constatons que c’est the spot.

Pour ceux qui ne le savent pas, Maude attire le soleil. C’est de notoriété publique et elle aime bien le rappeler. Or, ce matin-là, elle attire un nouvel ami : un épais brouillard. Le genre qui prolonge l’aube de deux heures et qui rend impossible de discerner l’horizon. Je ne le savais pas encore, mais cette brume matinale allait devenir un personnage récurrent de notre projet. Dans mon imaginaire, la brume représente l’allégorie par excellence du romantisme, comme dans ce fameux tableau de Caspar David Friedrich intitulé Le voyageur contemplant une mer de nuages. Un aristocrate seul au sommet d’une montagne regarde au loin une mer de nuages d’où émergent d’autres sommets encore plus hauts et d’apparence inatteignables.

Je m’égare. Faque on regarde Phil Toupin courir dans les champs avec la caméra filmer la sublime vallée pleine de verges d’or fleuries pendant que l’assistant-caméra essaye tant bien que mal de faire le focus. Des fois, mais rarement, on indique à Phil de quel côté viser, sachant très bien qu’il n’écoute jamais.

8 heures 15 minutes. Après la magie de l’heure dorée, on arrête à Ferme-Neuve prendre un déjeuner graisseux bien mérité.

9 heures. Direction la miellerie pour notre rendez-vous avec notre protagoniste. On doit l’attendre à son restaurant qui borde la miellerie.

9 heures 15 minutes. Un employé dressant les tables nous prévient que ce n’est pas gagné d’avance avec Anicet. Le gars, semble-t-il, n’est pas toujours motivé quand les médias lui proposent de faire des pitreries devant les caméras. Mais ça m’inquiète pas : il va tout de suite comprendre qu’on a rien à voir avec les médias.

9 heures 20 minutes. Je regarde le magnifique décor autour du restaurant. Le soleil est bien haut dans le ciel et découpe les ombres au couteau. À cet instant, Anicet arrive en pick-up à toute vitesse, sort du véhicule aussitôt stationné, puis referme la portière avec une désinvolture inimitable. Un autre camion plus gros arrive derrière le sien. Dans la caisse arrière de celui-ci s’entassent près d’une centaine de ruchers autour desquels gravitent des milliers d’abeilles. La scène est tout à fait spectaculaire.

Anicet est très heureux de revoir Maude, dont il gardait un excellent souvenir. On lui présente le reste de l’équipe, mais Anicet a tout au plus une minute d’attention à nous accorder; ses butineuses l’attendent.

On le suit jusqu’à la grosse camionnette. Il s’accote près des ruchers comme si de rien n’était, tandis que les abeilles volent et bourdonnent autour de lui par centaines. Nous ne sommes pas à l’aise de l’approcher. Anicet reste là, immobile : il se sent chez lui auprès de la colonie. Sans surprise, sa biographie nous apprend qu’il est « né dans une ruche ».

L’essentiel de ce projet a donc été tourné cette journée-là. Les astres étaient alignés, Maude était là. Et quelques mois plus tard, on sortait une superbe vidéo. Juste du beau. Madore Production l’a fait spinner en masse dans les agences, et elle n’a laissé personne indifférent.

Sauf que Phil et moi, on en voulait beaucoup plus. Anicet lui même nous avait invité, un peu à la blague pour nous tester, à le suivre dans ses milles et une aventures à travers le monde pour sauver les abeilles de l’extinction. On ambitionnait de tourner ce documentaire, mais avant, il fallait produire une sorte de bande-annonce à partir des images de la vidéo publicitaire précédente afin de trouver le financement. Et de toute façon, il nous fallait plus de temps pour nous apprivoiser la bête.

Et on l’a pris, ce temps. Pour y arriver, on a eu de longues discussions et fait plusieurs séances de brainstorming ensemble. Notre projet a bénéficié du travail acharné de Chloé, la monteuse, et, encore une fois, de l’expertise en postproduction de Phil. Perfectionnistes dans l’âme, on a même dû faire l’entrevue avec Anicet une deuxième fois pour que son témoignage soit  plus brut et intime, comme dans notre vision.

D’ailleurs, si j’avais un conseil à donner à toute personne qui aimerait faire comme nous : ne buvez pas avec le protagoniste avant l’enregistrement de sa voix! À moins, disons, que vous tourniez votre Herzog à vous (ce qu’on a bien l’intention de faire un jour, mais chaque chose en son temps).

Anicet, apiculteur, ce n’est pas simplement la capsule que je vous présente aujourd’hui, mais bien un projet ambitieux que je souhaite produire moi-même, sans le concours d’un diffuseur. C’est un vrai projet d’art sans compromis, ancré dans le réel et mû par le désir d’une liberté cinématographique totale. Ce projet constitue ainsi le fruit mûr de l’arbre que nous avons planté il y a maintenant une décennie, Maude et moi, en imaginant ce concept de Terroir.

En guise de conclusion, j’aimerais vous donner une idée juste et claire de la suite. Je vous partage donc un extrait de ma demande de subvention au Conseil des arts du Canada : 

Inspiré par le film Jiro Dreams of Sushis de David Gelb, le présent projet se veut à la fois une continuation et un dépassement de l’esthétique proposée par celui-ci. Le succès de ce film, qui a donné naissance à la très populaire série Chef’s Table, repose sur son esthétique publicitaire dissimulée sous une forme documentaire. David Gelb a repoussé les limites du film documentaire pour atteindre la féérie des plus grandes productions hollywoodiennes. Esthétisant à outrance le travail des meilleurs cuisiniers du monde et documentant leurs techniques durement acquises pour transformer les fruits de la nature en plats sublimes, David Gelb a fait d’eux de véritables héros modernes. Tant les experts que les néophytes de la cuisine salivent devant son univers de super ouvriers qui passent 16 heures par jour à parfaire leur technique. Par la perfection de son cinéma, David Gelb a été reconnu par les ouvriers comme étant lui-même un « artisan », en plus de rendre inopérante la distinction traditionnelle entre art et artisanat.

Mais mon projet se distingue de celui de Gelb en ce qu’il prend à revers le discours apologétique de la gastronomie bourgeoise, délaissant la sphère de la consommation ostentatoire et se tournant vers les artisans qui travaillent dans l’ombre pour extirper de la nature brute des délices qui se passent d’artifices. Se débrouillant sans grands moyens dans des milieux isolés, les artisans de la terre sont pour moi de véritables bâtisseurs, non pas des consommateurs de l’éphémère.

Le bande-annonce déposée en annexe à la présente demande de subvention est sa pièce maîtresse. Tournée en un temps record, cette vidéo de quatre minutes vous présente de manière performative l’orientation du projet, démontre sa faisabilité et, surtout, le potentiel d’Anicet Desrochers à incarner la figure d’une lutte héroïque pour la suite du monde.

La
fiction
du réel

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